Térésa Faucon *

« Il n'est pas tout à fait impossible qu'il ait existé, il y a très longtemps, en Chine par exemple, toute une petite époque, au cours de laquelle l'art à la mode ait été l'art de faire des bulles de savon. Et naturellement, il devait y avoir alors, à côté des réalisateurs de bulles de savon, aussi des critiques de bulles de savon, des théoriciens et des historiens de bulles de savon. Mais, reconnaissons que cette critique, cette esthétique, cette histoire ne pouvaient que constituer un métier difficile et vain. Car la vie d'une bulle de savon est si brève que, seule une dizaine de témoins oculaires se trouvaient en état d'en parler en réelle connaissance de cause. » 1

L'existence d'un film est à peine moins éphémère que celle d'une bulle de savon. Objet mouvant du point de vue technique autant que de celui de sa réception 2. Il peut avoir été détruit, mutilé (par la censure par exemple) ou perdu. Avec des éléments retrouvés à travers le monde, dans les différentes cinémathèques, chez les collectionneurs, on tente de reconstituer ces films. Mais le doute demeure, à plus forte raison pour la période primitive, sur l'originalité de l'état des films, malgré les connaissances grandissantes et le travail de restauration, de sauvetage. L'historien, qui ne peut que partiellement s'appuyer sur cette source de première main, recherche des informations dans les manuels de projection, les matériaux de production, contrats, correspondances, plans de tournage, scénarios, photos de plateaux ou s'en remet aux ouvrages d'autres historiens 3, aux articles de journaux, témoignages de l'époque dont la fiabilité est toujours relative.

L'histoire s'écrit de toutes façons au présent. A la recherche d'une objectivité toujours illusoire, elle a, pour elle, le recul qui permet d'apprécier mieux les évolutions, les particularités, les influences mais aussi le décalage entre le regard que nous portons aujourd'hui sur ces films et celui des spectateurs contemporains de leur sortie. Comment voir les premiers films comme les premiers spectateurs les ont vus ?

Raconter, aujourd'hui, cent ans de cinéma français, c'est remonter à l'année 1895. Or, peut-on dire que « le cinéma » a commencé à cette date, en France en l'occurrence ? Qu'a-t-on fêté cette année, l'inventeur, le premier film ou la première projection publique ?

Si l'on parle d'inventeur, le nom d'une famille de photographes lyonnais vient sur toutes les lèvres, et plus particulièrement celui des deux frères, Auguste et Louis Lumière grâce auxquels « tout serait arrivé » ?

1895 ne marque pourtant pas les premiers essais d'images animées. Les premières « histoires du cinéma » remontent à un pré-cinéma plusieurs siècles en arrière, invention après invention, jeux pour enfants après appareils plus perfectionnés ; du théâtre d'ombres oriental (traditions chinoise et indienne) aux lanternes magiques (Kircher, au XVIIe siècle), phénakistiscope (J.-E. Plateau, 1832), zootrope (Horner, 1834), praxinoscope-théâtre (Emile Reynaud) 4 et au fusil chronophotographique de Marey, destiné plus particulièrement à l'étude physiologique 5, que précéda Muybridge en Grande-Bretagne, enfin au kinétoscope d'Edison (appareil de projection individuelle dans lequel passent des bandes d'une minute recréant le mouvement des êtres, des objets, de la vie contre un nickel, 1893 - équivalent de nos machines à sous).

S'agirait-il alors, en 1895, de la « première » projection publique d'images animées ? C'est oublier qu'en 1894 Emile Reynaud projetait déjà l'un des films les plus connus du théâtre optique (1888), Autour d'une cabine ; l'appareil combinait deux types de projection, l'une fixe (une plaque, placée dans une lanterne magique, pose le décor), l'autre, en mouvement venait superposer les protagonistes en action peints à la main sur une large pellicule. Le décor restait d'ailleurs visible à travers ces corps pas tout à fait opaques. C'était encore du dessin et non déjà les « images de la vie ».

A-t-on fêté alors l'anniversaire du premier film ? Tout le monde ou presque s'accorde à dire que ce premier film est La Sortie des usines Lumière, mais il en existerait plusieurs versions, deux au moins selon l'historien Georges Sadoul : l'une tournée en mars 1885, où l'on voit la voiture des patrons sortir derrière les ouvriers, l'autre de juillet 1895, la plus connue, sans la voiture. Louis Lumière prétend en outre qu'en août 1894 une première version du film avait déjà été réalisée mais elle n'a jamais été retrouvée et Georges Sadoul juge qu'à cette époque les travaux de l'inventeur n'étaient pas assez avancés. Tout cela se joue à un an, ou plus vraisemblablement à une saison près.

1. Jean Epstein, « Naissance d'un langage » (conférence à la Sorbonne, 19 mai 1947 et au musée de l'Homme le 12 juin), in Écrits sur le cinéma (tome 2), Seghers, Paris 1975, p. 59.
2. Plusieurs versions d'un film peuvent exister : les deux fins (l'une heureuse, l'autre non) de
La Belle Équipe (Duvivier, 1936), les différentes sorties d'un film chaque fois différent comme Jour de fête (Tati, 1947, 1964, 1995), pour lesquelles l'accueil du public peut varier comme pour La Règle du jeu (Renoir, 1939).
3. Georges Sadoul,
Histoire générale du cinéma, Éd. Denoël, 1951 ; Jean Mitry, Histoire du cinéma, Éd. Universitaires, 1968 à 1981 selon les tomes. D'autres sont plus ou moins spécialisés sur des périodes.
4. Pour chacun de ces appareils, il s'agit de décomposer un mouvement simple par des dessins (un par étape) - un cheval au galop, un musicien jouant - inscrit en spirale sur un disque ou horizontalement sur une bande que l'on fait tourner.
5. L'appareil permet la décomposition du mouvement sur plaques photographiques fixes puis sur bandes souples. Plusieurs essais sont réalisés pour analyser le vol de l'oiseau, la marche de l'homme, le galop du cheval, les courants sur l'eau...

*Térésa Faucon est secrétaire de rédaction à la revue Cinémathèque. Elle prépare un doctorat d'études cinématographiques sur le montage (Paris III).

 

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